Dans son intervention, Samdhong Rinpoché dresse un constat à charge des modèles dominants de nos sociétés, basés essentiellement sur la croissance économique. Avant d’aller plus loin, essayons de circonscrire un peu plus la manière dont un groupe d’individus construit son modèle de fonctionnement. Pour pouvoir s’imposer et perdurer, toute forme de groupe ou d’organisation a avant tout besoin d’une solide culture commune pour permettre à ses participants de s’y intégrer (ou de s’y conformer), mais aussi pour entretenir et faire prospérer ce groupe. La notion de culture au sein d’un groupe englobe ici tout ce qui est transmis socialement et qui relève de l’acquisition. Il s’agit alors de l’ensemble des acquis transmis soit par expérimentation, soit par croyance, soit par réflexion. Précisons donc qu’elle exclut ainsi l’héritage inné et génétique, propre à l’espèce à laquelle appartient l’individu. D’autre part, elle n’est pas immuable dans le temps puisqu’elle évolue avec le groupe qui la nourrit par ses échanges et ses découvertes. Mais, si on l’observe à une échelle de temps court, elle représente une sorte de programmation mentale commune qui soude les individus d’un groupe. Actuellement, comme le relève Samdhong Rinpoché, une bonne partie de notre culture s’appuie sur la compétition. Cette culture de la compétition est farouchement « cultivée » au travers de tous les pans de notre société tels que les sports, la recherche scientifique, la course à la technologie, l’armement, le divertissement, l’art, la compétitivité des entreprises et le système éducatif. L’enjeu n’est pas de nous permettre de progresser dans nos talents, mais avant tout de pousser les uns à être meilleurs que les autres.
Pour sa part, Satish Kumar ironise en disant que « la plupart de nos problèmes sont générés par des personnes diplômées des plus grandes universités ». Il fustige le « lavage de cerveau » grâce auquel nous formatons nos enfants, pendant les 15 années de leur scolarité, pour devenir de bons protagonistes de notre système. Satish Kumar sous-tend que notre pensée ne se construit pas de manière libre, mais qu’elle est en réalité modelée à notre insu par l’imaginaire collectif. Déjà dans les années 1950, des expériences de psychologie sociale ont été réalisées par Solomon Asch. Il observait le pouvoir du conformisme sur les décisions d’un individu au sein d’un groupe. Ces expériences ont démontré que, face une situation qui ne présente pourtant aucune ambiguïté, plus d’un tiers des participants observés ont préféré donner une réponse qu’ils savaient pertinemment erronée et contraire à la réalité, plutôt qu’être seul dissident ou contrariant pour le groupe. Pour affiner ses observations, Asch a introduit dans le groupe un complice qui fournissait les bonnes réponses, contrairement au reste du groupe. Dans ce cas-ci, quand il n’y avait pas unanimité du groupe, les résultats montraient une diminution très importante du conformisme (5% seulement). L’individu réaffirmait son libre arbitre et émettait des points de vue divergents. Par contre, si l’on retirait ce complice, le participant se retrouvait à nouveau seul face au groupe et le conformisme réapparaissait de manière similaire. Depuis, ces expériences ont été répétées de nombreuses fois dans le monde et ont confirmé les résultats observés.
De son côté, Stanley Milgram a réalisé une autre expérience dans les années 1960 pour tenter de mesurer le niveau d’obéissance à un ordre qui est totalement contraire à sa conscience morale. Les résultats étaient effrayants, avec deux tiers des participants préférant torturer plutôt que de désobéir à une figure d’autorité qui le leur demande. Autre observation intéressante, les participants se déresponsabilisaient de l’acte, sous couvert de l’autorité (autrement dit, « je ne fais que mon travail »). Au fil des années, ces expériences ont elles aussi été répétées de très nombreuses fois de par le monde et elles ont montré une soumission croissante face à l’autorité (80%), en dépit de notre conscience morale et des impacts de nos actes. Dans le même sens, en 2010, une (fausse) télé-réalité « le jeu de la mort » a mené une expérience similaire, mais en remplaçant l’autorité scientifique par une présentatrice TV. Les résultats obtenus sont ahurissants, avec 81% d’obéissance à la torture. Si ces expériences montrent à la fois le conformisme et la soumission d’un individu, elles montrent aussi la force du collectif pour réaffirmer ces convictions. Les notions de désobéissance et de force du collectif sont plus amplement détaillées dans le Thème 10.
Comment on change alors ?
Une question émerge : Face aux défis existentiels auxquels l’humanité est confrontée, comment pourrions-nous librement remettre en question nos cultures fondatrices, nos imaginaires collectifs et nos modèles de fonctionnement ? Pour nous aider à déblayer ce vaste chantier, le Dalaï-Lama utilise dans le documentaire la métaphore de la myopie. Par-là, il explique que notre perception de la réalité est tronquée par nos émotions égocentriques. Ce genre d’émotions réduit notre vision à un très court terme et nous éloigne en fait de l’essentiel et de l’indispensable. Quand nous sommes face à un questionnement, il nous demande d’utiliser à chaque fois plusieurs tours d’observation, plusieurs points de vue, afin de percevoir la situation de manière systémique et dans sa globalité. Pour continuer à étayer cette même réflexion, Satish Kumar propose d’essayer de lire la réalité en opérant un changement sur une seule lettre, en passant de égo à éco. Qu’observerions-nous dans les systèmes de fonctionnement du vivant si, plutôt que de partir du « moi-je » qui me sépare du reste de la Nature, nous regardions au travers de éco, Oikos en grec, « la nature, la maison » ? Si, plutôt que d’être anthropocentré, notre point de vue sur la réalité devenait écocentré (appelé aussi biocentré) ?
L’imaginaire collectif basé sur l’adage « dans la nature, c’est la loi du plus fort » a largement nourri la culture de la compétition. C’était pourtant une vision tronquée, et donc réductrice, de ce qui se passe dans le monde vivant. Dans leur livre L’entraide, l’autre loi de la jungle, Gauthier Chapelle et Pablo Servigne documentent amplement ce sur quoi s’accordent les scientifiques aujourd’hui : « Un examen attentif de l’éventail du vivant - des bactéries aux sociétés humaines en passant par les plantes et les animaux - révèle que l’entraide est non seulement partout, mais présente depuis la nuit des temps. C’est simple : tous les êtres vivants sont impliqués dans des relations d’entraide. Tous. L’entraide n’est pas un simple fait divers, c’est un principe du vivant. C’est même un mécanisme de l’évolution du vivant : les organismes qui survivent le mieux aux conditions difficiles ne sont pas les plus forts, ce sont ceux qui arrivent à coopérer ». Ils précisent qu’il ne s’agit pas de nier que la compétition existe dans la nature, mais que la plupart des animaux et des organismes la réduisent au minimum, car ils ont bien trop à y perdre, tant elle est épuisante et dangereuse. Toutes les expériences de psychologie sociale montrent que « la compétition à son extrême ne favorise pas le lien, elle pousse au contraire souvent à tricher et détourne du bien commun. Elle crée souvent de nombreux perdants pour quelques gagnants ». À ce sujet, Mathieu Ricard et Olivier de Schutter témoignent que les inégalités deviennent de plus en plus criantes et exacerbées, malgré la profusion de biens générés et consommés dans nos sociétés matérialistes. C’est « la pauvreté au milieu de l’abondance ».
Les intervenants du documentaire sont bien conscients qu’un simple coup de baguette magique ne résoudra pas les défis actuels. Ils nous engagent à des changements plus profonds et, pour nous éclairer, ils nous proposent les balises qui leur paraissent fondamentales. Le Dalaï-Lama3 prône un système éducatif centré sur ce que l’âme humaine recherche, la paix et le bonheur. Plus amplement détaillés dans le Thème 9, ces nouveaux principes éducatifs reposent sur la compassion et l’hygiène émotionnelle, c’est-à-dire sur la capacité à identifier, à comprendre, à utiliser, à exprimer et à vivre sereinement avec ses propres émotions, comme avec celles des autres. Samdhong Rinpoché (idem footnote 1 page précédente) pose, lui, les jalons d’un système basé sur la culture de la coopération, prenant ainsi en compte les intelligences multiples dans le groupe et favorisant l’entraide. Monica Gagliano et Sofia Stril River y ajoutent la nécessité du libre arbitre dans notre éducation, afin de devenir des citoyens conscients et responsables... Il existe de nombreuses approches et processus alternatifs qui peuvent révolutionner nos modèles de gouvernance actuels. Plusieurs d’entre eux comme la sociocratie s’appuient sur des pratiques de cercle et d’horizontalité, telles qu’utilisées chez de nombreux peuples-racines. Tous les individus présents sont partie prenante des discussions et des décisions. De même, plutôt que de voir ce qui nous oppose, nous pouvons vérifier ce qui nous rassemble. Ainsi, la sociocratie propose un fonctionnement qui permet de lever les objections (et donc de vérifier l’adhésion de tous) en construisant de manière coopérative, plutôt que d’imposer une vision restrictive du pour et du contre.
Dans le documentaire, plusieurs intervenants expriment que le changement de nos modèles économiques est devenu impérieux ! Pour continuer la réflexion, nous pouvons partir d’un principe de base : les nouvelles formes d’économie ne doivent pas se contenter de moins polluer ou de moins détruire, mais bien d’arrêter toute agression à l’encontre de la biosphère et, plus encore, de s’atteler à réparer les dégâts. Ce principe se retrouve par exemple dans le modèle de l’économie régénératrice, que développe notamment Guibert Del Marmol. Il implique d’endiguer nos activités extractives pour nous tourner vers la régénération, d’abandonner la compétition pour la coopération, de penser le bien-être collectif plutôt qu’individuel, le tout en s’inspirant des modes de fonctionnement des autres espèces. Car force est de constater qu’aujourd’hui (cela n’a pas toujours été le cas), nous sommes la seule espèce vivante à produire des déchets qui ne sont pas une source de matière première ou d’énergie pour une autre espèce.
Pour terminer cette amorce de réflexion, nous pouvons noter que tous les intervenants du documentaire rejoignent cette mise en garde. « Les plus grands défis environnementaux ne sont plus la perte de la biodiversité, l’effondrement du système Terre et le réchauffement climatique. Les questions prioritaires en matière d’environnement sont l’égoïsme, la cupidité, l’apathie. Et, pour y faire face, nous avons besoin d’une transformation spirituelle et culturelle». Cette transformation est notre crise la plus grande et la plus immédiate... mais aussi la plus belle opportunité.
• Culture
• Conformisme et soumission
• Compétition
• Système éducatif
• Collaboration et entraide
• Vision écocentrée
• Économie régénératrice
• Changement de paradigme
À EXPÉRIMENTER
Le jeu de la ficelle / Quinoa et Rencontre des continents
Jeu de groupe qui permet de vivre l’approche systémique de nos choix de consommation. Les changements de paradigme sont vus par le filtre de nos interdépendances... S’y adonner sans retenue ! www.jeudelaficelle.net
Ogrenco / CPCP
Vrai jeu de coopération sur le thème du gaspillage alimentaire et de nos ressources naturelles. Instructif, utile et amusant ! www.reseau-idee.be/fr/ogrenco
Coopérons ! / Symbiose 115, Réseau IDée
Magazine à destination des enseignants et éducateurs, numéro spécial qui détient une mine d’informations et d’outils pour mieux comprendre les notions liées à la coopération.
Téléchargeable sur https://symbioses.be/consulter/115
DES VIDÉOS DE PSYCHOLOGIE SOCIALE
Le jeu de la mort
documentaire de France 2 - 2010, 1h30
Émotions et questionnements assurés autour de la soumission à l’autorité. Attention, le visionnage est indissociable d’un débat rondement mené.
https://www.youtube.com/watch?v=JJtQeLlMqMs
La soumission à l’autorité
Stanley Milgram - 1960, 7’
www.youtube.com/watch?v=6ultMPCxZV4
L’expérience de Asch sur le conformisme
Solomon Asch - 1951, 4’
www.youtube.com/watch?v=7AyM2PH3_Qk
Conformisme dans la salle d’attente
BrainGames du National Geographic - 2017, 5’
Cette courte vidéo actualise l’expérience de Asch. Facile à regarder, elle soulève de vifs questionnements...
www.youtube.com/watch?v=QV5r_z-6uOw
La fabrique des imposteurs
Roland Gori - 2014, 1h40’
Conférence très accessible qui détaille comment notre société de la norme fabrique des imposteurs. Sublime critique qui pousse à la réflexion...
www.youtube.com/watch?v=2FEtiA18lZU
DES LIVRES POUR VOUS NOURRIR
Enseignant trappeur, pourquoi pas ! / Philippe Nicolas
L’auteur nous invite à réenchanter l’école à travers une éducation globale des cinq sens.
La renaissance des communs. Pour une société de coopération et de partage / David Bollier
Cet essai met en lumière les différentes barrières qui enferment et présente les alternatives.
L’entraide, l’autre loi de la jungle / Gauthier Chapelle et Pablo Servigne
Les auteurs montrent la richesse des relations de coopération et démontrent comment l’entraide est bien un pilier indissociable de l’évolution.
Plaidoyer pour l’altruisme / Mathieu Ricard
Essai passionnant au carrefour de la philosophie, de la psychologie, des neurosciences, de l’économie et de l’écologie.
PASSER À L'ACTION
Et si vous mettiez en place un mode de gouvernance participatif basé sur la sociocratie au sein de votre classe ou de tout autre organe ?
Développez une mini-entreprise au sein de votre école ou de votre structure pédagogique.
Dans la plupart des pays, des associations locales facilitent la mise en place et vous forment selon vos besoins... Une recherche d’adresse locale s’impose sur le net !
En fonction de vos centres d’intérêt et de votre degré d’investissement, de très nombreuses organisations recherchent des volontaires, des militants et des activistes. Sur ce thème, nous pouvons au moins citer :
‣ Le mouvement Colibri
‣ Quinoa
‣ Rencontres des continents